jeudi 31 mai 2012

Management et philosophie : un lien de connaissance et de réflexion


De plus en plus de managers, de responsables, de dirigeants s’interrogent et marquent un intérêt croissant pour la philosophie. Un certain nombre d’entre eux pressentent une utilité potentielle de cette discipline pour leur pratique quotidienne, sans pouvoir concrètement établir quel peut en être l’apport...

Parfois, quelques craintes surgissent également. Elles sont souvent liées à une mauvaise expérience scolaire, une méconnaissance de la pensée philosophique, ou à la peur d’un langage hermétique. Il faut bien reconnaître que certains philosophes ne se sont pas attachés à être compris du commun des mortels. Néanmoins, dépasser ces quelques freins permet de s’ouvrir à cet outil d’un intérêt majeur pour le métier de manager (et je parle bien de métier et non de fonction).

Dans le quotidien de leur mission, le manager et le dirigeant doivent « penser le monde » d’aujourd’hui et de demain : appréhender le contexte économique, sociétal, environnemental, imaginer l’avenir, construire une vision, intégrer de nombreux paramètres, bâtir des scénarios divers… Pour ce faire, le cerveau s’appuie sur des liens de connaissance ou, le plus souvent, de re-connaissance, sur des représentations et des projections. Le manager étant avant tout un humain comme les autres, par manque de temps pour par habitude, il fonde la plupart du temps ses décisions et ses actions sur des opinions, des croyances, des représentations émanant davantage de son vécu contextualisé que de savoirs validés et réfléchis.

Or, si l’on est prisonnier de nos seules représentations personnelles sans pouvoir les remettre en cause elles se transforment en certitudes. Il devient alors difficile d’imaginer des scénarios variés, de penser de façon innovante ou de croire que des représentations différentes peuvent être utiles, justes ou intéressantes. Le piège est de confondre connaître et croire, le cerveau ne saisissant le réel qu’au travers de représentations. Ainsi, s’il est donc tout à fait normal de se forger des croyances, il est capital d’avoir conscience qu’elles ne sont pas le réel, qu’elles n’en sont qu’une vision au travers de nos filtres perceptuels, émotionnels, éducatifs/culturels et cognitifs. Le défaut de cette conscience et de cette ouverture des managers et plus encore des équipes dirigeantes, la cristallisation sur des modèles, par aveuglement dogmatique, risque de compromettre l’innovation et, ainsi, l’avenir d’une entreprise. L’exemple des déboires de la société Kodak en est un criant exemple.
 
A cet égard, la philosophie fournit des éclairages et des outils bien utiles.

Un apport pour structurer et formaliser la réflexion

Le premier propos de la philosophie est, comme pour le manager, de penser le monde, et aussi l’Homme et sa place dans le monde. Elle est une tentative pour expliquer et comprendre, et s’attache à transmettre du sens. Elle propose pour cela des éléments conceptuels et des outils de réflexion. Ainsi la démarche philosophique contribue à développer le processus de pensée, mais ne dicte pas ce qu’il faut penser. Elle permet d’identifier nos zones perfectibles et de les faire évoluer.

Par exemple, l’apport de Kant (philosophe du 18ème siècle) dans sa « Critique de la raison » est précisément de mettre à jour la différenciation à opérer entre conviction ou croyance et connaissance, notamment scientifique. Il reprend à ce titre une phrase du Talmud : « Tu ne vois pas le monde tel qu’il est, mais tel que tu es. ». Hume complémente cette distinction en explicitant les modes de représentations : l’un s’appuyant sur l’empirisme (le vécu), l’autre sur la construction à partir des savoirs validés. Cette distinction, par la remise en question, le dépassement des peurs et certitudes, et par l’ouverture qu’elle permet, est essentielle pour innover ou même simplement s’adapter dans un monde aujourd’hui globalisé, et en accélération vertigineuse.

Ainsi ces philosophes, et bien d’autres avant et après eux, ont-ils valorisé et décortiqué l’intérêt d’élargir nos connaissances pour parvenir à une réflexion plus éclairée, plus large, et plus créative. Ne craignons pas pour autant de perdre de la spontanéité ou de devenir des êtres purement rationnels et froids. La part émotionnelle demeure toujours très importante dans nos prises de décisions même les plus « rationnelles », ainsi que le démontrent les travaux d’Antonio Damasio, éminent chercheur en neurobiologie et neuropsychologie.

L’appui sur la connaissance permet le bénéfice du doute

Il ne s’agit pas, bien évidemment, de prétendre éradiquer nos croyances. C’est tout bonnement impossible pour le cerveau. Et par ailleurs, toutes les croyances ne sont pas erronées, loin s’en faut ! Mais il s’agit de faire l’effort de conscience permettant de distinguer ce qui est de l’ordre de la conviction de ce qui est basé sur un savoir. Alors seulement pouvons-nous nous exercer à un doute salutaire et nous ouvrir à d’autres formes de pensées et de pratiques. L’observation, l’investigation, la recherche de savoirs notamment philosophiques, sociologiques, économiques, psychologiques, culturels, nous amènera alors soit à démontrer la validité de nos convictions soit à réorienter notre réflexion et notre action.

Certains philosophes auraient peut-être pu être des managers éclairés. La plupart, en effet, concentraient de solides connaissances en mathématiques, sciences humaines, naturelles et technologiques, en métaphysique, sans oublier la psychologie, la rhétorique et la politique. Reste à prouver qu’ils aient eu, également, le savoir-être et l’intelligence émotionnelle nécessaires à ce difficile métier…

Donner ou retrouver du sens par des outils de questionnement

L’être humain est un animal avide de sens. Le cortex préfrontal de notre cerveau est la zone correspondant à cette quête. C’est précisément cette zone que nous activons à chaque fois que nous structurons notre réflexion consciente, avec du recul et des recherches de savoirs.  Là encore la philosophie est une approche très précieuse en ce qu’elle nous fournit des outils de questionnement. Ceux-ci peuvent aider le manager à se situer, à se remettre en question, à valider ou infirmer des convictions, mais également à opérer la même démarche avec ses collaborateurs et à faire s’exprimer le sens. D’ailleurs, la philosophie est déjà présente de façon presque transparente dans les entreprises qui font appel au coaching. La démarche du coach intègre la plupart du temps (c’est le cas chez Profil-Leader) une pratique de questionnement largement empruntée à Socrate. Philosophe du Vème siècle avant J.C., il initia un mode de questionnement destiné à faire retrouver à ses interlocuteurs l’origine de leurs affirmations, à ébranler et faire évoluer leurs certitudes, à leur faire approfondir leur réflexion pour leur permettre « d’accoucher » par eux-mêmes d’une pensée plus structurée et plus consciente. Il appela cette méthodologie la « Maïeutique », fort utile au manager pour sa propre réflexion comme dans l’accompagnement de ses collaborateurs, s’il souhaite favoriser leur esprit d’initiative et leur évolution.

Aristote nous propose également de nous interroger, dans tout domaine, selon quatre questions :

  • Qu’est-ce que c’est ?
  • De quoi est-ce fait ?
  • D’où cela vient-il ?
  • Dans quel but et pourquoi ?

Citons encore l’hexamètre Quintilien, on ne peut plus concret, et tellement utile pour la gestion de projet, la compréhension de situations et la recherche de solutions. Il nous vient du brillant orateur Marcus Fabius Quintilien, au 1er siècle, et de son approche de l’enquête.

Et puis, il nous faut bien sûr à nouveau évoquer Kant, qui nous interroge lui aussi au travers de quatre questions fondamentales :

  • Que puis-je savoir ?
  • Que dois-je faire ?
  • Que m’est-il permis d’espérer ?
  • Qu’est ce que l’Homme ?

Ces questions sont autant une  aide à l’introspection qu’un outil d’accompagnement à la réflexion stratégique : pour connaître un marché, la concurrence, un produit, pour s’interroger sur une action managériale dans l’équipe ou questionner l’entreprise dans son ensemble.

Connaissance de l’humain et de soi-même

Soulignons enfin l’apport de la philosophie dans la connaissance de l’humain et de soi. En cela, neurosciences et philosophie se rejoignent, l’une et l’autre cherchant à comprendre l’esprit, les processus, les comportements humains. L’approche philosophique propose de commencer par soi, comme le conseille par exemple l’injonction socratique « Connais-toi toi-même ». Cela permet de mesurer ses limites (« Que puis-je savoir ? »), d’identifier et peut-être dépasser ses peurs, de mieux comprendre les autres et d’être davantage acteur de son devenir. La démarche de connaissance de soi pour un manager, au travers de la philosophie et des sciences cognitives, amène à des actions  fondées sur une réflexion plus élaborée et moins basée sur la peur que sur l’ouverture.

En somme, la philosophie, avec l’abondance et la diversité de ses penseurs, nous fournit des clés d’observation, de connaissance et de réflexion, une aide à la remise en question, à la pensée critique et créative source d’innovation, au doute constructif. Elle apporte un recul inversement proportionnel au syndrome du « nez dans le guidon ». Elle propose au manager de prendre le temps de ce recul et de réflexion, justement et plus encore lorsque la pression est grandissante.

Pour terminer ce propos, on ne peut que terminer sur une citation de philosophe. Le choix s'est porté sur la célèbre phrase de Jean Bodin, philosophe du 16ème siècle : "Il n'est de richesse que d'hommes". N'est-pas le lien le plus approprié entre philosophie et management ?

2 commentaires:

  1. Il est à mon sens urgent que les leaders, les managers, et tous les responsables d'équipes, commencent à se poser ces questions! Ou est la place de l'homme dans nos organisation? Qu'est-ce qui est le moteur de nos organisation?
    Merci pour cet article qui est une porte à l'entrée en réflexion. Je vous invite à lire le livre d'Emmanuel TONIUTTI sur le sujet, "l'urgence Ethique". Une bonne mise en jambe pour remettre à plat tout ce que l'on pense savoir et faire correctement!

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  2. Un grand merci à vous pour ce partage ! Oui, il me semble important de reprendre conscience du fait que l'Humain est central dans toute action, et d'intégrer cette donnée fondamentale dans le quotidien de l'entreprise.

    Au plaisir d'échanger à nouveau !
    Sandrine Musel

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