lundi 8 février 2016

Quand les médias jouent avec nos cerveaux et exacerbent des réflexes défensifs



Beaucoup d’entre nous ont, diffuse ou claire, une perception de la société globalement anxiogène, insécurisante et instable, où l’urgence, oppressante, rend difficile toute projection positive dans le temps. Le ressenti d’un risque est palpable. Quel risque ? On ne sait vraiment, mais le sentiment de danger (actuel ou futur) s’exprime dans les conversations de bureau, les dîners de famille, les échanges dans les transports en communs…

Si le contexte économique difficile explique en partie ces sentiments, il n’en est qu’un élément. Et sans doute pas le plus déterminant.

Profil-Leader s’est amusé à passer au crible 15 minutes de diffusion télévisée sur des chaînes dites « d’information en continu ». Nous avons restitué dans le tableau ci-dessous, pour les lecteurs de ce blog, un petit descriptif synthétique des mécanismes de communication de ces chaînes : 
 

Thème
Formulation / Langage des commentateurs
Émotion stimulée
Processus exploité
Un cargo dans la tempête à Anglet
Le cargo menace de se briser en 3
Peur
Action simple sur les canaux auditifs et visuels par le langage parlé et écrit sur le bandeau du bas d'écran.
 
Le cargo est à l'épreuve des vagues
Impressionnante carcasse
Colère
Recherche de responsabilité pour faire monter la tension

Qui a pris la décision ?
Y-a-t-il eu faute dans la prise de décision ?
Des vagues d'une violence inouïe
Peur / Colère
Action simple sur les canaux auditifs et visuels par le langage parlé et écrit sur le bandeau du bas d'écran.
Des vagues de plusieurs mètres de hauteur
Peur
Des images spectaculaires
Peur
Les marins sont extrêmement choqués
Peur / Tristesse
Activation empathique
Le risque de pollution
Peur
"Teasing" suggérant qu'il y aura une suite
Il y a encore du carburant dans les réservoirs, c'est ça qui inquiète
L'inquiétude monte d'un cran à Anglet
On craint pour les réservoirs avec cette épave qui n'est toujours pas stabilisée.
La coque est en train de se disloquer petit à petit
C'est très compliqué pour les professionnels de travailler en raison de la forte houle

Anglet : pollution limitée ?

Peur
Renforcement émotionnel par l'action du canal visuel par le titre du bandeau du bas d'écran
Météo
VIGILANCE (4 niveaux de vigilance affichés)
Peur
Canal visuel sous pression : les mots écrits en majuscule
Tempête qui gronde
Peur
Canal auditif : mots forts + débit de parole très rapide pour augmenter la perception d'urgence et de risque
Menace de tempête
Peur
Prudence dans les zones sud
Peur
Des vents violents
Peur
Météo
Les bretons sont excédés
Colère
Activation d'une forme de révolte contre les éléments
La nuit prochaine ça se dégrade, nouvelle menace de tempête sur un gros quart Nord-Ouest
Peur / Colère
La pluie gagne la partie Est
Peur / Colère
Malheureusement cette période de très mauvais temps est loin d'être terminée.

Pluies, crues et fortes vagues, la Bretagne s'attend encore une fois au pire
Colère / Peur
Tempêtes en série
Peur / Colère
Affaire Vincent Lambert
La famille est divisée
Tristesse / Colère
Activation empathique vers l'apitoiement et aussi la révolte. Chacun y va de son opinion et de ses projections.
La famille se déchire autour de Vincent Lambert
Dans cet institut de soin, l'affaire Vincent Lambert inquiète
Le procès de Christian Iacono
Fatigué
Tristesse
Activation empathique vers l'apitoiement
Le petit fils demande pardon à son grand-père
Christian Iacono, 79 ans, fatigué par 14 années de procédure
Grand-père et petit-fils ne se sont pas parlé depuis 3 ans.


Chaînes d’info... ou chaînes de tension ?

Ces mécanismes, à eux seuls, remettent en question le qualificatif de chaîne « d’info ». Car ce qui est présenté en continu n’est que très peu informatif. Ce dont il s’agit c’est de stimuler, tout au long de la journée, nos trois émotions primaires : la peur, la colère et la tristesse. Et cela en sollicitant plusieurs canaux sensoriels : par les mots employés, les bandeaux de titres, les images présentées, le ton de voix, le rythme d’enchaînement des sujets de même que le rythme de la diction. 
Notre amygdale cérébrale, gestionnaire de nos émotions (principalement la peur) est ainsi activée, voire suractivée, par la sensation de danger perpétrée par la dramatisation du traitement de l'information.

Dans quel but ? Maintenir la tension, et donc l’attention du téléspectateur. La tension est soigneusement entretenue, permettant ainsi de cultiver chez le spectateur, une attente de la suite des événements. Une attente à laquelle on n’échappe que difficilement, car l’exacerbation émotionnelle produit une décharge d’adrénaline et de noradrénaline qui va nous maintenir « scotchés » à l’info, attendant la prochaine salve, qui pourrait être encore plus importante. Le plus incroyable talent de ces chaînes est de prolonger notre attention alors même qu’aucune nouveauté ne survient. Cette forme de « journalisme » utilise le teasing pour nous garder présents et attentifs. Par exemple (relevé textuellement lors d’un fait divers) :
« Eh bien oui Bruce, nous nous trouvons actuellement devant le Palais de Justice où il ne se passe rien pour l’instant. Aucune information n’a filtré, mais la tension est palpable car le verdict est attendu d’une minute à l’autre. Nous vous tiendrons bien sûr informés à l’instant même où nous aurons de nouvelles informations. »
Ainsi, tous les événements sont traités sur le même plan. La dramaturgie est la même, que l’on parle d’un cargo échoué, d’un accident ferroviaire, d’une inondation, de l’audition de l’infante d’Espagne, d’un meurtre d’enfant, d’un raté de communication politique, de la guerre en Syrie ou en Centre Afrique, des affaires de couple d'un président, de la naissance d’un enfant royal, d’un scandale médical ou d’un soupçon de corruption de quelques membres d’une équipe de handball. 

L’amplificateur « réseaux sociaux »

Souvent relayés sur les réseaux sociaux (ou en provenance des réseaux), les événements connaissent un amplificateur émotionnel auto-alimenté qui va entretenir et propager le sentiment d’urgence, d’anxiété et de colère. Le degré émotionnel va crescendo, alimenté par les partages et les commentaires incisifs, sans nuance, aux phrases courtes et péremptoires, aux jugements à l’emporte-pièce parfois agressifs, expressions même d’un repli sur les instincts de protection.
Réseaux sociaux (qui peuvent aboutir à des actions extraordinaires comme à actes et des propos répréhensibles) et journaux télévisés se relaient pour entretenir cette contagion émotionnelle négative produisant ce sentiment perçu d’une société violente et inquiétante.
Le sentiment entretenu d’un danger immanent et imminent
Voici une liste réelle de titres recensés sur quelques semaines dans les journaux télévisés et papier :

  •         Faut-il avoir peur des vaccins ?
  •         Faut-il avoir peur de la Chine ?
  •         Faut-il avoir peur du géant du web ?
  •         Faut-il avoir peur du saumon d’élevage norvégien ?
  •         Faut-il avoir peur de la pilule ?
  •         Faut-il avoir peur des marchés émergents ?
  •         Faut-il avoir peur du partenariat avec l’Amérique ?
  •        Faut-il avoir peur de l’ordinateur quantique construit par la NSA ?
  •         Faut-il avoir peur du Pakistan ?
  •         Faut-il avoir peur du bitcoin ?
  •        Faut-il avoir peur du gaz de schiste ?
  •        Faut-il avoir (encore) peur de la finance ?
  •        Faut-il avoir peur de l’Allemagne ?
Nul besoin d’avoir de grandes connaissances en neurosciences pour comprendre que la distillation régulière (ou plutôt le matraquage) des mots « peur », « agression », « insécurité », « sécurité », « inquiétude », « crainte », « violence », « menace » … va inévitablement produire le sentiment d’un danger immanent.

Pourquoi n’activer que les émotions négatives ?
On peut effectivement se demander pourquoi les medias ne stimulent pratiquement que nos émotions négatives. Pour trois raisons essentielles :

1 . La facilité, appuyée par notre biologie
En effet, il est facile et efficace d’utiliser l’émotion (négative ou positive) pour capter notre attention. Et il est vrai que, dans sa logique de survie, le cerveau humain va être particulièrement focalisé sur les alertes aux dangers potentiels, qu’ils soient réels ou créés. Et les trois émotions négatives sont dédiées à cet objectif de survie : la peur, pour fuir, la colère, pour lutter, et la tristesse, pour se figer en espérant que le danger disparaisse.


2 . Les habitudes
La tradition journalistique a toujours fait appel à des ressorts émotionnels. Plus ou moins, selon les tendances et sensibilités éditoriales, mais il y a longtemps que l’on sait que le drame fait vendre du papier et produit de l’audimat. Mais l’arrivée des chaînes « d’info » continue, soumises à la loi du maintien/augmentation de l’audimat, a développé, systématisé et surmultiplié ce processus. En effet, les événements nouveaux ne s’enchaînant pas à chaque seconde, il faut donc trouver des leviers d’attention autour des unes choisies. La stimulation de la triade peur-colère-tristesse est alors le moyen rapide et économique d’atteindre l’objectif. Or le traitement anxiogène de l’information génère, de façon cohérente, des valeurs, attitudes et comportements défensifs, d’exclusion, conformes aux états de défenses de notre instinct de survie.


3 . La croyance que les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne car ils sont un non-événement

C’est une idée, semble-t-il, assez répandue dans les milieux journalistiques. Bien sûr, présenter les choses de cette manière et avec ce type d’exemple de banalité rend crédible cette croyance. Néanmoins, au regard du cerveau, des travaux et des études neuroscientifiques, il est démontré que les émotions positives ressenties, l’optimisme et la vision positive des éléments renforcent les défenses immunitaires et donc un meilleur état de santé et prolongent la vie des personnes. Les optimistes vivent mieux et plus longtemps que les personnes soumises au stress et à la dépression. 

L’optimisme s’appuie sur la faculté de percevoir le monde au travers de filtres émotionnels positif. Or cette capacité d’optimisme s’éduque et se cultive si elle n’est pas « câblée d’origine » pourrait-on dire. (Voir tous les travaux de psychologie positive de Martin Seligman de l’Université de Pennsylvanie et les travaux d’Aaron Beck, père de la thérapie cognitive, et de son équipe qui ont mis au point un programme en 12 sessions « Penn Resiliency Program). Et cette aptitude à l’optimisme pourrait donc notamment s’éduquer au travers des médias, qui ont une forte responsabilité dans la construction du climat émotionnel globalement partagé. Ils pourraient ainsi véritablement contribuer à l’amélioration du climat sociétal ambiant et à l’amélioration de la santé publique en modifiant les ressorts émotionnels qu’ils activent.

Stimuler la joie, l’optimisme et la projection positive dans un futur plus serein et plus riant est tout à fait possible. 

Il faut pour cela s’intéresser aux innombrables initiatives citoyennes, aux actions et essais collectifs d’innovations sociales, aux inventions scientifiques, importantes ou plus modestes, qui ont lieu régulièrement, ou encore à la créativité incessante dont font preuve des entreprises et des individus. Tout autant de sujets autour lesquels il est possible de mobiliser l’intérêt voire la passion du public et de contribuer à une identification et une perception plus positive de notre époque et de l’avenir. Cet autre levier émotionnel permettra le développement des valeurs, attitudes et comportements d’ouverture, cohérents avec les émotions générées. Certains journalistes partagent d’ailleurs ce point de vue et cette envie (« L’horreur médiatique » - Jean-François Kahn). Mais au-delà des mots, bien peu s’inscrivent pour l’instant concrètement dans un mouvement constructif.

Les leviers émotionnels positifs font aussi partie de nos fondamentaux biologiques. Ils sont sans doute plus long à activer et demandent certainement un travail plus approfondi, une meilleure connaissance du cerveau et de ses mécanismes. Pour autant, cette autre dynamique est possible et est efficace pour générer un climat général porteur d’une projection optimiste, et de la confiance dont tout humain a besoin pour sortir des replis instinctifs, et sortir enfin de la crise que nous vivons. Les initiatives positives et porteuses de sens, d'avenir, et de progrès humain existent. Elles méritent d'être portées à la connaissance de tous, d'être valorisées et encouragées. Gageons que le crowdfunding, entre autres, contribuera à cette nouvelle dynamique.
Profil-Leader étant résolument optimiste, nous faisons le pari que la tendance positive va finir par l’emporter. Et surtout, nous espérons que le sujet traité aujourd’hui sur ce blog n’ajoutera ni à la colère ni à l’anxiété du lecteur, mais qu’il aura permis de montrer d’autres ressorts possibles au regard du cerveau.

Pour une autre approche des média ces quelques minutes de vidéo par Gilles Vanderpooten, directeur des programmes à Reporters d'espoir : "Business et sens : les médias doivent inciter à l'action"