De plus en plus de managers, de responsables, de dirigeants
s’interrogent et marquent un intérêt croissant pour la philosophie. Un certain
nombre d’entre eux pressentent une utilité potentielle de cette discipline pour
leur pratique quotidienne, sans pouvoir concrètement établir quel peut en être
l’apport...
Parfois,
quelques craintes surgissent également. Elles sont souvent liées à une mauvaise
expérience scolaire, une méconnaissance de la pensée philosophique, ou à la
peur d’un langage hermétique. Il faut bien reconnaître que certains philosophes
ne se sont pas attachés à être compris du commun des mortels. Néanmoins,
dépasser ces quelques freins permet de s’ouvrir à cet outil d’un intérêt majeur
pour le métier de manager (et je parle bien de métier et non de fonction).
Dans le
quotidien de leur mission, le manager et le dirigeant doivent « penser le monde » d’aujourd’hui et de demain :
appréhender le contexte économique, sociétal, environnemental, imaginer
l’avenir, construire une vision,
intégrer de nombreux paramètres, bâtir des scénarios divers… Pour ce faire, le
cerveau s’appuie sur des liens de connaissance ou, le plus souvent, de re-connaissance,
sur des représentations et des projections. Le manager étant avant tout un
humain comme les autres, par manque de temps pour par habitude, il fonde la
plupart du temps ses décisions et ses actions sur des opinions, des croyances,
des représentations émanant davantage de son vécu contextualisé que de savoirs
validés et réfléchis.
Or, si l’on
est prisonnier de nos seules représentations personnelles sans pouvoir les
remettre en cause elles se transforment en certitudes. Il devient alors difficile
d’imaginer des scénarios variés, de penser de façon innovante ou de croire que
des représentations différentes peuvent être utiles, justes ou intéressantes.
Le piège est de confondre connaître et croire, le cerveau ne saisissant le réel
qu’au travers de représentations. Ainsi, s’il est donc tout à fait normal de se
forger des croyances, il est capital d’avoir conscience qu’elles ne sont pas le
réel, qu’elles n’en sont qu’une vision au travers de nos filtres perceptuels,
émotionnels, éducatifs/culturels et cognitifs. Le défaut de cette conscience
et de cette ouverture des managers et plus encore des équipes dirigeantes, la cristallisation sur des modèles, par aveuglement
dogmatique, risque de compromettre l’innovation et, ainsi, l’avenir d’une entreprise.
L’exemple des déboires de la société Kodak en est un criant exemple.
A cet égard,
la philosophie fournit des éclairages et des outils bien utiles.
Un apport pour structurer et formaliser la
réflexion
Le premier
propos de la philosophie est, comme pour le manager, de penser le monde, et
aussi l’Homme et sa place dans le monde. Elle est une tentative pour expliquer
et comprendre, et s’attache à transmettre du sens. Elle propose pour cela des
éléments conceptuels et des outils de réflexion. Ainsi la démarche
philosophique contribue à développer le processus de pensée, mais ne dicte pas
ce qu’il faut penser. Elle permet d’identifier nos zones perfectibles et de les
faire évoluer.
Par exemple,
l’apport de Kant (philosophe du 18ème siècle) dans sa
« Critique de la raison » est précisément de mettre à jour la différenciation à opérer entre
conviction ou croyance et connaissance, notamment scientifique. Il reprend à ce
titre une phrase du Talmud : « Tu ne vois pas le monde tel qu’il est,
mais tel que tu es. ». Hume complémente cette distinction en explicitant
les modes de représentations : l’un s’appuyant sur l’empirisme (le vécu),
l’autre sur la construction à partir des savoirs validés. Cette distinction, par
la remise en question, le dépassement des peurs et certitudes, et par
l’ouverture qu’elle permet, est essentielle pour innover ou même simplement
s’adapter dans un monde aujourd’hui globalisé, et en accélération vertigineuse.
Ainsi ces
philosophes, et bien d’autres avant et après eux, ont-ils valorisé et
décortiqué l’intérêt d’élargir nos connaissances pour parvenir à une réflexion
plus éclairée, plus large, et plus créative. Ne craignons pas pour autant de
perdre de la spontanéité ou de devenir des êtres purement rationnels et froids.
La part émotionnelle demeure toujours très importante dans nos prises de
décisions même les plus « rationnelles », ainsi que le démontrent les
travaux d’Antonio Damasio, éminent chercheur en neurobiologie et
neuropsychologie.
L’appui sur la connaissance permet le
bénéfice du doute
Il ne s’agit
pas, bien évidemment, de prétendre éradiquer nos croyances. C’est tout
bonnement impossible pour le cerveau. Et par ailleurs, toutes les croyances ne
sont pas erronées, loin s’en faut ! Mais il s’agit de faire l’effort de
conscience permettant de distinguer
ce qui est de l’ordre de la conviction de ce qui est basé sur un savoir. Alors
seulement pouvons-nous nous exercer à un doute salutaire et nous ouvrir à
d’autres formes de pensées et de pratiques. L’observation, l’investigation, la
recherche de savoirs notamment philosophiques, sociologiques, économiques,
psychologiques, culturels, nous amènera alors soit à démontrer la validité de
nos convictions soit à réorienter notre réflexion et notre action.
Certains
philosophes auraient peut-être pu être des managers éclairés. La plupart, en
effet, concentraient de solides connaissances en mathématiques, sciences
humaines, naturelles et technologiques, en métaphysique, sans oublier la
psychologie, la rhétorique et la politique. Reste à prouver qu’ils aient eu,
également, le savoir-être et l’intelligence émotionnelle nécessaires à ce
difficile métier…
Donner ou retrouver du sens par des outils
de questionnement
L’être humain
est un animal avide de sens. Le
cortex préfrontal de notre cerveau est la zone correspondant à cette quête.
C’est précisément cette zone que nous activons à chaque fois que nous
structurons notre réflexion consciente, avec du recul et des recherches de
savoirs. Là encore la philosophie est
une approche très précieuse en ce qu’elle nous fournit des outils de
questionnement. Ceux-ci peuvent aider le manager à se situer, à se remettre en
question, à valider ou infirmer des convictions, mais également à opérer la
même démarche avec ses collaborateurs et à faire s’exprimer le sens.
D’ailleurs, la philosophie est déjà présente de façon presque transparente dans
les entreprises qui font appel au coaching. La démarche du coach intègre la
plupart du temps (c’est le cas chez Profil-Leader) une pratique de
questionnement largement empruntée à Socrate. Philosophe du Vème siècle avant
J.C., il initia un mode de questionnement destiné à faire retrouver à ses
interlocuteurs l’origine de leurs affirmations, à ébranler et faire évoluer
leurs certitudes, à leur faire approfondir leur réflexion pour leur permettre
« d’accoucher » par eux-mêmes d’une pensée plus structurée et plus
consciente. Il appela cette méthodologie la « Maïeutique », fort
utile au manager pour sa propre réflexion comme dans l’accompagnement de ses
collaborateurs, s’il souhaite favoriser leur esprit d’initiative et leur
évolution.
Aristote nous
propose également de nous interroger, dans tout domaine, selon quatre questions :
Citons encore
l’hexamètre Quintilien, on ne peut plus concret, et tellement utile pour la
gestion de projet, la compréhension de situations et la recherche de solutions.
Il nous vient du brillant orateur Marcus Fabius Quintilien, au 1er siècle,
et de son approche de l’enquête.
Et puis, il
nous faut bien sûr à nouveau évoquer Kant, qui nous interroge lui aussi au
travers de quatre questions fondamentales :
- Que puis-je savoir ?
- Que dois-je faire ?
- Que m’est-il permis d’espérer ?
- Qu’est ce que l’Homme ?
Ces questions
sont autant une aide à l’introspection
qu’un outil d’accompagnement à la réflexion stratégique : pour connaître
un marché, la concurrence, un produit, pour s’interroger sur une action
managériale dans l’équipe ou questionner l’entreprise dans son ensemble.
Connaissance de l’humain et de soi-même
Soulignons
enfin l’apport de la philosophie dans la connaissance de l’humain et de soi. En
cela, neurosciences et philosophie se rejoignent, l’une et l’autre cherchant à
comprendre l’esprit, les processus, les comportements humains. L’approche
philosophique propose de commencer par soi, comme le conseille par exemple l’injonction
socratique « Connais-toi toi-même ». Cela permet de mesurer ses
limites (« Que puis-je savoir ? »), d’identifier et peut-être
dépasser ses peurs, de mieux comprendre les autres et d’être davantage acteur
de son devenir. La démarche de connaissance de soi pour un manager, au travers
de la philosophie et des sciences cognitives, amène à des actions fondées sur une réflexion plus élaborée et moins
basée sur la peur que sur l’ouverture.
En somme, la
philosophie, avec l’abondance et la diversité de ses penseurs, nous fournit des
clés d’observation, de connaissance et de réflexion, une aide à la remise en
question, à la pensée critique et créative source d’innovation, au doute
constructif. Elle apporte un recul inversement proportionnel au syndrome du « nez
dans le guidon ». Elle propose au manager de prendre le temps de ce recul
et de réflexion, justement et plus encore lorsque la pression est grandissante.
Pour terminer ce propos, on ne peut que terminer sur une citation de philosophe. Le choix s'est porté sur la célèbre phrase de Jean Bodin, philosophe du 16ème siècle : "Il n'est de richesse que d'hommes". N'est-pas le lien le plus approprié entre philosophie et management ?
Pour terminer ce propos, on ne peut que terminer sur une citation de philosophe. Le choix s'est porté sur la célèbre phrase de Jean Bodin, philosophe du 16ème siècle : "Il n'est de richesse que d'hommes". N'est-pas le lien le plus approprié entre philosophie et management ?
Il est à mon sens urgent que les leaders, les managers, et tous les responsables d'équipes, commencent à se poser ces questions! Ou est la place de l'homme dans nos organisation? Qu'est-ce qui est le moteur de nos organisation?
RépondreSupprimerMerci pour cet article qui est une porte à l'entrée en réflexion. Je vous invite à lire le livre d'Emmanuel TONIUTTI sur le sujet, "l'urgence Ethique". Une bonne mise en jambe pour remettre à plat tout ce que l'on pense savoir et faire correctement!
Un grand merci à vous pour ce partage ! Oui, il me semble important de reprendre conscience du fait que l'Humain est central dans toute action, et d'intégrer cette donnée fondamentale dans le quotidien de l'entreprise.
RépondreSupprimerAu plaisir d'échanger à nouveau !
Sandrine Musel